Les œuvres d’Alain Rousseau
par Patrick Neithard (*1971), critique culturel de Zürich, Suisse.
Copyright Alain Rousseau, La dominatrice, huile sur toile, 100 x 120 cm, 2014
Quand des artistes comme Alain Rousseau peignent des femmes, des coqs ou des chevaux à l’huile il faut rechercher une explication plus profonde qu’il n’y parait. A l’évidence ils peuvent ne sembler qu’en concurrence. En fait, à travers les travaux d’Alain Rousseau, on peut constater que c’est un portraitiste liant le portrait à des positions frappantes.
Ici on trouve la perception d’une ambivalence freudienne dans les portraits des femmes qui fument. Elles semblent toutes familières, bien connues et aussi très proches et ce pas seulement en raison du format dans lequel elles sont peintes. L’une semble alanguie et lascive, l’autre parait agile, légère, et dans sa sveltesse a une attitude héroïque et sans âge ; elle semble capable de passer outre sa justification du temps. Et encore une autre en contemplation, tenant d’une main une tasse de thé fumant et de l’autre quelque chose émettant de la fumée, une cigarette qui se consume ; pendant ce temps son regard semble être perturbé par l’endroit d’où elle vient juste à l’instant de revenir, ou peut-être par son passé ou son avenir. Et c’est seulement grâce à cette cigarette qu’on sait qu’il ne s’agit pas d’une publicité pour une marque de thé.
Marlène Dietrich et Clive Brooks dans Shanghai Express de Joseph von Sternberg 1932
Lauren Bacall dans le Port l’angoisse de Howard Hawks 1944
L’image de la femme qui fume est plus qu’un fétiche. On peut plonger dans la piscine des images occidentales pour trouver des millions de femmes qui fument. En 1932 c’est la blonde glaciale Marlène Dietrich dans « Shanghai express » qui demande du feu. En 1944, presque méchante, Lauren Bacall demande du feu à Humphrey Bogart dans « Le port de l’angoisse » ; la même question se pose d’une manière des plus rugueuses, mais cette scène va mettre le feu non seulement à leurs relations dans le film mais aussi derrière les caméras. Ce doit avoir été une étincelle divine. L’image de la fumeuse a laissé son empreinte dans l’imagerie occidentale. Non seulement celle de l’indépendance, mais aussi de la chance à grande échelle ou du fantastique devant accompagner le moment où l’action de fumer est transférée dans les moyens de l’expression. C’est presque comme si le spirituel et l’émotif atteignaient le sublime, parfois accentué en parlant d’une voix traînante, ou de façon gnangnan. Et tout cela en tenant un morceau de papier contenant un peu de tabac, allumé en un instant afin d’inhaler et d’exhaler le sublime. Que ce soit pour un adieu, une arrivée, ou peut-être à l’appréhension globale d’un drame, dès que les lèvres touchent le filtre de la cigarette, voire même quand on arrive à la fin, c’est toujours comme si tout vibrait avec une tension psychologique.
Audrey Hepburn dans Charade
Audrey Hepburn dans Breakfast at Tiffany’s 1961
Cette image va culminer avec des portraits de personnes hautement sophistiqués comme ceux d’Audrey Hepburn dans « Breakfast at Tiffany’s », où elle apparait dans une robe de cocktail noire, ses bras fragiles prolongés par un fume-cigarette, comme si elle peignait des cercles de fumée dans l’air. Il faut ajouter que l’image assez conformiste de la femme qui fume a radicalement changée avec l’arrivée de la révolution sexuelle en 1965.
Copyright Alain Rousseau Je t’ignore 100 x 100 cm huile sur toile 2014
Temps et vitesse ; entre la forme et le sublime.
Alain Rousseau a étudié la peinture dans les années 1960, mais la peinture, l’aquarelle, l’architecture et les différentes théories culturelles qu’il a reçues n’ont pas suffi à lever l’inquiétude de son père pour lui garantir un grand avenir solide ; c’est la raison pour laquelle il a suivi consécutivement un enseignement supérieur dans la communication et les média. Ceci l’amènera heureusement vers des ports où il rencontrera des stars, jetant l’ancre dans ses ports sous les feux de la rampe, planant devant la masse comme des navires amiraux apportant la promesse du meilleur et de temps nouveaux. Autrement dit, elles ont pu paraître majestueuses, peut-être, mais durant la révolution sexuelle, elles ont délaissé leurs bras accueillants de dames de compagnie pour devenir indépendantes. Elles se sont transformées en une posture de caractère empreinte de plus de liberté, que personne ne devrait jamais oublier, pour se constituer une imagerie populaire qui évolue encore aujourd’hui. Et fumer durant les années 1960-1970 était de la plus grande importance. Il y avait non seulement un glissement des acteurs vers ce penchant, mais aussi des politiciens de haut-rang qui fumaient dans les talk-shows, ainsi que des journalistes et des photographes, la plupart du monde semblant vouloir souffler des ronds de fumée comme dans une quête de quelque chose de plus élevé, de plus mythique, de transcendantal. Personne ne semblait s’inquiéter des méfaits médicaux du tabac et de son côté nuisible. Fumer était comme l’expression de la liberté ou du « laisser faire ». On cite à cet effet Jeanne Moreau qui a dit « les hommes qui arrêtent de fumer me semblent surnaturels ». Puis, la société a commencé à muter, et à partir de là, après la deuxième guerre mondiale, le mondain a évolué; la signification de l’acte de fumer et sa communication ont semblés changer.
Uma Thurman dans Pulp fiction 1994
C’est en 1994 que Uma Thurman la cigarette à la main dans « Pulp fiction » est sensée plutôt apaiser son inquiétude par la consommation de sa dernière cocaïne, plutôt que de se relier au sublime en fumant et il semble que c’est dans ce genre de moments que l’exorcisation de la cigarette se situe.
Carrie Bradshaw dans Sex and the city de Darren Star
Penelope Cruz in Vicky Cristina Barcelona by Woody Allen 2008
A la fin du millénaire, la série à succès « Sex and the city » situe le personnage principal Carrie au moment où elle arrête de fumer et depuis lors, seul James Bond maintient son style de conduite. Cependant, à ce jour, fumer reste une addition à l’expression, même si cela a été marginalisé par des personnages hystériques et bohèmes comme Penelope Cruz en 2008 dans « Ménages à beaucoup » et dans « Vicky Christina Barcelona » de Woody Allen. Fumer devient une imitation « haptique » d’un mode de vie d’une décennie qui est revisité au lieu d’être vécu presque comme si la posture était une robe portée pendant un jour, à des occasions spéciales, peut-être juste pour revivre des moments d’amour, d’admiration, rallumant les esprits et les liens invisibles mais formidables entre les personnes. Dans l’un ou l’autre cas, il y a une référence au temps comme qualité immanente. Celui-ci représente toujours quelque chose de relié à la mémoire.
De la chambre obscure de l’âme aux couleurs lumineuses.
Si quelqu’un veut assembler des fractions de temps, ceci peut se faire par la peinture, comme le fait Alain Rousseau. Sa technique « le chromobscur » se base sur la tradition picturale classique, car elle contient la signification du clair-obscur et la racine grecque du mot couleur. Comme la peinture chinoise traditionnelle qui laisse toujours un espace blanc pour inviter le spectateur à rentrer dans le tableau (les travaux du peintre français Paul Cézanne se composent de beaucoup de toiles avec de tels espaces blancs qui l’ont fait appeler l’inachevé ou l’inaccompli), Alain Rousseau agrémente les visages de ses femmes de fumée. Vous pouvez cependant entrer dans le tableau en regardant les yeux derrière ce voile ; c’est en effet par eux qu’Alain Rousseau commence à construire ses tableaux. Bien qu’en grande partie contrastés par des couleurs foncées, ces visages vibrants se relient par leurs couleurs évoquant chacune leurs personnalités sélectionnées à travers un choix individuel dans une large palette de couleurs. Et alors chacune de ces couleurs vues dans les portraits mis les uns à côté des autres semble absolument sorties de la même source artistique.
Copyright Alain Rousseau, Un café d’aube, huile sur toile, 80 x 80 cm, 2012
Alors qu’elles viennent principalement de la mémoire des artistes, ou sont quelquefois inspirées de magazines de photographie, elles paraissent portées à la lumière par l’acte de les peindre hors de l’obscurité. La mémoire fonctionne ici comme par transmutation ; elle est incluse dans la vision que chacun possède et résulte simplement de ce que nous observons en faisant appel à ce que nous portons en nous, hors de la mémoire et hors d’un fond collectif d’images comme beaucoup. Ces connaissances ont pu être aussi brèves qu’un flirt, courts comme le temps d’une cigarette partagée, mais elles participent toutefois à la longévité dans la peinture.
Dans ses travaux semblables à ceux-ci, Alain Rousseau augmente constamment son vocabulaire visuel. Maintenant toujours la technique qu’il a inventée ainsi que ses formats, il formule ce qui communique visuellement de la même manière. Il a créé une série de travaux appelés coqs (début 2014) et chevaux (fin 2014).
Copyright Alain Rousseau, le roi des poules huile sur toile, 80 x 80 cm, 2014
Copyright Alain Rousseau, le buveur de rosée huile sur toile, 80 x 80 cm, 2014
Les deux séries procédant de la même approche et de ce qui peut être perçu par conséquent comme une pose sensuelle qui pourrait être engrammée dans la conscience collective. Si nous observons chacun de ses travaux, nous pouvons compléter notre mémoire personnelle. Peut-être qu’une pose évoque un collègue, d’autres personnes publiques ou un membre de la famille, en tous cas elle émane de notre propre mémoire.
Ce qui interpelle est que ceci ne se produit pas sans une certaine ironie, apportée pour colorer par un contact tactile et sensuel, exprimé par la couleur et variant la perception entre les projections freudiennes. Il y a beaucoup d’ambiguïté quand cela revient à réduire une personne à l’attitude que tous ces portraits dégagent. De plus, comme pour les fumeuses, seul un certain nombre de nous apprécie les personnes pour les avoir rencontrées, mais comme bon nombre d’entre nous on ne peut les voir que comme des objets visuels façonnés. Les coqs et les chevaux répondent à ces critères visuels. Si vous regardez et observez bien l’œil d’un coq, vous pouvez l’imaginer en train de gratter le sol afin de trouver du grain. Vous pouvez aussi entendre le prochain réveiller votre inconscient par son cocorico du matin à l’aube, ou aussi être satisfait par votre identification au coq autoritaire prêt à attaquer. Oui en effet, c’est une compagnie de coqs, strictement mâles et domestiques qui montrent la grande différence. Par contraste les crinières de chevaux (oh ! Combien de fois avons-nous vu des mains passer dans ces crinières !) brillent pour certaines du meilleur éclat de leur personnification et sont, soit bien coiffées, soit échevelées. Cependant, toutes pétillent de l’étincelle de l’ironie et de la mémoire intérieure. Mais prenez garde, vous ne pouvez pas partager la même mémoire sauf si c’est pour une image particulière, car les images qui sont projetées sont transmutables. Juste comme le temps.
Copyrights: Patrick Neithard
Patrick Neithard (*1971) est un critique culturel vivant à Zürich en Suisse, Diplômé de l’Université de Cambridge et de l’Université des arts de Zürich – ZHdK Zürcher Hochschule der Kunst – 2004. « FH Designer » in Arts Media & Design.
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